Les jumeaux numériques sont aujourd’hui sur toutes les lèvres. Classiquement vus comme la réplique virtuelle dynamique d’un objet ou d’un système réel, les jumeaux numériques sont construits à partir de données collectées via des capteurs, et de modèles de ce système. Ils permettent de simuler, analyser, et prévoir le comportement du système en temps réel, et sont utilisés dans une multitude de secteurs : santé, énergie, construction, aéronautique, nucléaire… Leur plébiscite tient à leurs capacités à aider à piloter le système, à en anticiper les défaillances, ou encore à tester et valider des scénarios sans risque. Pour l’industrie, cela sous-tend la possibilité par exemple d’optimiser les processus de production, d’améliorer la maintenance, et augmenter l’efficacité et la fiabilité des opérations, ou encore de former des opérateurs.
Leur conception, maintenance, et les usages pour lesquels ils sont conçus restent néanmoins des enjeux forts. Les jumeaux numériques, de systèmes industriels spécifiquement, sont encore peu déployés en raison de leur coût élevé de mise en place et de leur complexité technique. Ils impliquent de collecter et d’analyser des volumes massifs de données, ce qui interroge sur leur empreinte carbone ou encore les exigences de cybersécurité liées à leur usage. Leur intégration fait également appel à une expertise pointue, pouvant limiter leur adoption par les entreprises n’ayant pas les ressources ou les compétences nécessaires.
C’est donc pour lever un ensemble de contraintes et de verrous, tout au long du cycle de vie, et, qu’a été créée la Chaire Digital Twins for Industrial Systems – Jumeaux Numériques pour les Systèmes Industriels – une chaire de mécénat, portée par trois écoles de l’Institut Mines-Télécom (IMT). Le projet tend plus généralement à aller au-devant des besoins en éléments normatifs structurants qui croissent avec le développement des jumeaux numériques de systèmes industriels, tout en intégrant les problématiques RSE (liées aux ressources, naturelles, humaines, ou à l’impact environnemental).
Une vision commune à la recherche et à l’industrie
Lancée officiellement le 20 septembre 2023, le projet de cette chaire de trois ans est initié fin 2019. Il illustre alors la volonté des différentes écoles de l’IMT de se réunir autour d’un programme scientifique commun ayant pour thème les jumeaux numériques. Mise en pause en 2020 à cause de l’épidémie mondiale de Covid-19, l’initiative sera finalement portée par trois écoles du réseau IMT : Mines Saint-Étienne, IMT Mines Albi et IMT Mines Alès, et se concentrera sur les systèmes industriels et leurs organisations.
Siemens Digital Industries Software, partenaire de longue date de Mines Saint-Étienne, est le premier à rejoindre le consortium, suivi des Laboratoires Pierre Fabre, partenaire d’IMT Mines Albi. Il est complété par la société d’ingénierie Inoprod, donnant « un aperçu d’une chaîne de valeur complète – de l’éditeur de logiciels à l’utilisateur – et des besoins industriels d’aujourd’hui », résume Vincent Chapurlat, chercheur en ingénierie des systèmes à IMT Mines Alès.
« Nous nous sommes retrouvés sur des questions communes, les verrous scientifiques représentant à la fois des enjeux cruciaux pour les industriels et pour les laboratoires. Il a ensuite fallu formaliser la relation entre les différents partenaires », relate Frédéric Grimaud, chercheur en génie industriel à Mines Saint-Étienne. « Aujourd’hui les partenaires sont investis : ils suivent de très près l’ensemble des travaux, et participent activement à fournir des cas d’usage », complète-t-il. Trois cas d’usage ont de fait été fournis, et serviront à valider et évaluer les contributions de la chaire, au cours de trois thèses respectivement pilotées par chacune des écoles impliquées.
« Simple », « simple » et « simple »
L’objectif de la chaire : être capable, pour répondre à un usage spécifique, de concevoir (construire et exécuter) plus rapidement un jumeau numérique responsable – économe en énergie et en ressources informatiques – et durable, c’est-à-dire maintenable dans le temps. « Ce qui nous intéresse, c’est la conception du jumeau numérique, pas celle du système industriel, et comment son utilisation va permettre d’exploiter au mieux le système », souligne Jacques Lamothe, chercheur en génie industriel à IMT Mines Albi.
Exit donc les « méga-jumeaux » nécessitant plusieurs jours de calcul et en déphasage avec les besoins des acteurs en charge des systèmes industriels ! « La connexion du jumeau numérique avec la réalité peut être plus ou moins importante. Dans la chaire, nous voulons atteindre un niveau de connectivité élevé entre les données de terrain et les systèmes industriels, pour une prise de décision rapprochée », ajoute le chercheur. À ces critères s’ajoute l’interopérabilité avec d’autres jumeaux numériques, afin de ne pas avoir à tout reconstruire là où un modèle – même partiel – existe déjà. Toutes ces exigences sont réunies en une seule règle que les équipes de recherche résument à trois « S » pour « simplicité » : à la conception, à l’exploitation, et à la maintenance.
Des jumeaux numériques de systèmes industriels efficaces et efficients
Pour innover autour d’un processus de conception qui satisfasse à toutes ces conditions, chaque équipe explore des pistes différentes mais complémentaires, en ligne avec ses expertises. L’équipe d’IMT Mines Alès travaille à ce titre sur l’élaboration d’un cadre d’ingénierie spécifique à la conception de jumeaux numériques. Celui-ci croise les principes et processus de l’ingénierie système basée modèles ou MBSE (Model-Based Systems Engineering) et de différentes approches de conception basées Patrons ou Pattern Based Engineering.
L’ingénierie système basée modèles est une approche utilisée pour concevoir et gérer des systèmes complexes à partir de modèles numériques. Un patron de conception est une solution standardisée, élaborée sur une connaissance éprouvée et donc plus facilement réutilisable. L’approche design-pattern est donc un moyen formalisé et compréhensible d’aller plus vite. « Lorsqu’on veut modéliser un système physique, il y a fort à parier que d’autres ont essayé, tout ou partie, avant », relève Vincent Chapurlat. « Notre idée est donc de réutiliser ou de s’inspirer de ce qui existe déjà et est éprouvé, afin de gagner du temps et de la qualité. Ce n’est pas la peine de réinventer la roue ! ».
Au final, le cadre proposé doit prendre en compte les besoins de rapidité et de réutilisabilité pour le développement d’un jumeau numérique, d’interopérabilité, mais également d’usage (si l’usage est modifié en cours de vie), pour configurer ou reconfigurer rapidement le modèle, ou encore le maintenir.
L’intégration de nouvelles ressources critiques
De leur côté, les scientifiques de Mines Saint-Étienne étudient les nouvelles « ressources critiques », ces ressources stratégiques qualifiées selon leur importance économique et leur disponibilité. Mal synchronisées, les ressources critiques sont susceptibles de pénaliser le flux de production, c’est pourquoi elles sont soumises à des règles de gestion élaborées à l’aide de scénarios de simulation, appelés « What if ».
Historiquement les ressources critiques incluent les machines, les opérateurs ou encore les systèmes logiciels. Or avec les transitions environnementale et managériale de ces dernières années, de nouvelles ressources critiques ont émergé, notamment l’énergie (eau, gaz, électricité…), mais également la ressource humaine à l’aune de paramètres comme la fatigabilité ou l’ergonomie. « Ce sont de nouveaux artefacts de modélisation qui sont pour le moment peu ou assez mal pris en compte dans la chaine logicielle d’élaboration des jumeaux numériques », constate Frédéric Grimaud. Les équipes de Mines Saint-Étienne cherchent donc à intégrer ces dimensions dans leurs scénarios, en définissant de nouveaux indicateurs pour piloter la performance industrielle.
De l’IA pour booster la simulation
La finalité en bout de chaîne est que le modèle de pilotage favorise des prises de décision court terme, proches du temps réel. Cela implique qu’il soit connecté au système d’information de l’entreprise pour concevoir et adapter rapidement le système industriel qu’il simule. Or les modèles de simulation basiques saturent en vitesse et en temps de réponse par rapport aux usages en temps réel. C’est donc la mission des équipes d’IMT Mines Albi de développer des modèles capables de produire des résultats de simulation équivalents, mais plus rapidement.
Elles s’appuient pour cela sur l’IA. « Typiquement, nombreux sont les industriels qui souhaitent intégrer leurs jumeaux numériques, très complexes et lourds, dans une boucle de décision plus instantanée. Nous connectons donc ces modèles à des outils d’IA pour faire de l’apprentissage et proposer des méta-modèles plus rapides », illustre Jacques Lamothe.
Après une première année de découverte et de mise en place – notamment le lancement des trois thèses – ainsi que les premiers résultats issus de ces travaux, la chaire va poursuivre sa deuxième année sur le renforcement de la maturité des recherches. La dernière année, les efforts se concentreront sur la finalisation des cas d’usage et sur la réflexion autour de l’avenir de la chaire. Ce dernier se dessine d’ores et déjà avec une volonté commune de poursuivre l’exploration et l’innovation autour des jumeaux numériques de systèmes industriels, de relever de futurs défis et pourquoi pas, de collaborer avec d’autres partenaires.